De Rome à Tallin, ces productrices se battent rendre l'industrie musicale plus inclusive
Faire jouer la sororité pour enfin atteindre l’égalité entre les genres dans l’industrie musicale. C’est l’objectif de Keychange, programme de renforcement des capacités et de développement des talents lancé en Angleterre en 2017 et aujourd’hui présent dans douze pays à travers le monde — de la France à l’Islande en passant par le Canada. Chaque année, plus de trente nouvelles artistes intègrent la communauté, pour se soutenir dans leur carrière et intégrer un réseau de militantes partageant les mêmes valeurs.
8 novembre 2021
© Herkki Merila
Par Trax Magazine
En partenariat avec la Electronic Music Factory
Nous avons rencontré Johann Merrich, productrice expérimentale au sein du duo italien L’Impero della Luce, et Katja Adrikova, pionnière de la techno estonienne, toutes deux membres de Keychange depuis plusieurs années. Elles nous racontent comment le combat féministe a changé leur vie et leur carrière.
Qu’est-ce que Keychange peut apporter à des artistes comme vous ?
Johann Merrich : Intégrer ce programme m’a donné accès à tout un nouveau monde. D’abord, je ne me sens plus seule à penser que de nombreuses choses doivent changer dans l’industrie musicale. En Italie, à moins que vous ne soyez une grande pop star, la musique n’est pas considérée comme un travail, mais plutôt comme un hobby. Ce climat n’aide pas à se mobiliser pour ses droits. Avec Keychange, j’ai pu observer les situations d’autres pays, où des aides associatives et institutionnelles sont mises en place pour aider les musiciens à se professionnaliser. Finalement, tout ça m’a aidé à me sentir un peu plus européenne. Se réunir entre musiciennes, avoir l’impression de prendre part à une société collective avec les mêmes défis à relever et les mêmes objectifs à atteindre permet de se sentir beaucoup moins seules. On se bat ensemble, pour la justice sociale et pour l’égalité.
De votre point de vue, comment la place dévolue aux femmes dans la musique électronique a-t-elle évolué ces dernières années dans votre pays ?
Katja Adrikova : J’ai commencé à faire de la musique en 2009, à une époque où il n’y avait pas à proprement parler de scène techno en Estonie. À mes débuts, je jouais au sein des soirées MÜRK, et j’étais la seule femme dans ce collectif. Elena Natale, fondatrice du média dédié aux musiques électroniques Hall Tallinn, m’a vraiment pris son son aile : elle est un peu ma « maman de techno ». Douze ans plus tard, ça me semble normal de faire la fête ensemble, d’être sur scène en tant que femme. Ça aurait toujours dû l’être.
Johann Merrich : Les choses ont aussi beaucoup changé en Italie. Quand j’ai commencé à produire, en 2005, il n’y avait que très peu que de femmes jouant de la musique électronique, et presque aucune n’était impliquée dans le combat féministe au sein de cette scène. Aujourd’hui, les médias s’intéressent aux pionnières historiques de la musique électronique, et les artistes contemporaines gagnent du terrain. Des labels, des radios, des réseaux, des études sont consacrées à la place des femmes dans les musiques électroniques. Pas à pas, on regagne notre place, même si le chemin est encore long.
Avez-vous déjà fait subi du sexisme au cours de votre carrière ?
Johann Merrich : Malheureusement, oui, comme beaucoup de mes collègues. Certains ingénieurs du son des clubs où je jouais m’ont demandé si j’avais besoin d’aide pour installer mes synthétiseurs, d’autres pensaient que j’étais la petite amie d’un artiste, ou bien me posaient des questions pour tester mon niveau de connaissance en musique…
Katja Adrikova : Quand on est une musicienne, on attire automatiquement une forme d’attention biaisée. Comme si les gens ne s’intéressaient pas à nous, ni à notre proposition artistique, mais à l’idée qu’ils s’en font. À mes débuts, j’ai cherché à éviter cela, si bien que je faisais tout pour qu’on oublie que j’étais une femme. Je ne me mettais jamais en valeur physiquement, je portais de gros sweats noirs, peu de maquillage… Aujourd’hui, les choses changent, je me sens plus à l’aise avec mon apparence. Mais il y a encore du travail à ce niveau-là.
Que pouvons-nous faire pour lutter contre le sexisme dans le monde des musiques électroniques ?
Katja Adrikova : Aujourd’hui, le sujet le plus problématique est l’écart de salaire : les femmes sont payées jusqu’à 30 % de moins au sein de l’industrie musicale. Ça m’a pris très longtemps de comprendre comment fonctionnent les contrats — Keychange m’a d’ailleurs beaucoup aidée à ce niveau-là. Pour changer les choses, il faut ouvrir clairement le dialogue sur les salaires, pour que les jeunes artistes n’aient pas à se culpabiliser de demander une paye juste pour leur travail. Cette question est aussi liée à celle de la santé physique et mentale des DJs, qui ont besoin de pouvoir prendre du temps de repos entre leurs sets.
Johann Merrich : Pour changer les mauvaises habitudes dans l’industrie musicale, il faudrait opérer un changement global dans les mentalités, apprendre à s’intéresser à la diversité des modèles et des points de vue. En attendant, ou peut aussi faire des choix personnels pour faire avancer notre combat, en ne supportant plus les festivals ou médias qui invisibilisent les artistes femmes et non-binaires.
A propos de keychange
Keychange est une initiative pionnière, qui reçoit le soutien de l'Union Européenne depuis 2017. Cette organisation internationale transforme le futur de la musique en encourageant les festivals et les acteurs et actrices de la musique à intégrer au moins 50% de femmes et de minorités de genre dans leur programmation ou encore dans leurs équipes. Keychange est un accélérateur de changement pour créer une industrie musicale meilleure et plus inclusive, pour les générations d’aujourd’hui et de demain.
Keychange est dirigé par le Reeperbahn Festival, la Fondation PRS et le Musikcentrum Öst, avec le soutien du programme Creative Europe de l'Union européenne, en partenariat avec la Tallinn Music Week, Iceland Airwaves, BIME, Oslo World, Linecheck/Music Innovation Hub, Ireland Music Week, la Sacem, Sound City, Way Out West, Different Sounds, MaMA Festival, MUTEK et Breakout West."
C. Laborie